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Entretien avec Kelvin Tong
KELVIN TONG. Critique de cinéma à Singapour et réalisateur du film Eating Air. Tourne en ce moment même son deuxième film appelé Sweat. Au 3ème Festival du Film Asiatique de Deauville, nous avons pu nous entretenir longuement avec Kelvin Tong. Voici une retranscription de cet entretien, réalisé le 04 mars 2001 par Greg et zeni.

Zeni (Z): Votre film intègre de nombreux éléments de la culture asiatique (kung fu, opéra chinois, ninjas, manga). D'où provient ce mélange ?

Kelvin Tong (KT): Singapour est un lieu où beaucoup de cultures se rencontrent. C'est un peu comme New York. Et quand j'étais jeune, à la télévision, vous aviez des films de kung fu de Hong Kong, des mélodrames, des shows, des tragédies, ... Vous aviez également de mauvais films de Hollywood, toutes sortes de choses comme ça. Tout cela amène à une certaine confusion.
Je ne voulais pas faire un film sur les jeunes et quand j'ai repensé à ma propre jeunesse, c'est à toutes ces choses différentes que j'ai pensé. D'une certaine manière, ce n'est pas quelque chose de bénéfique pour Singapour, car nous n'avons pas de culture propre. Mais d'un autre côté, c'est génial, car notre culture est celle de tout le monde. C'est à la fois bien et mauvais. Je voulais capturer cette contradiction.

Z: Les chapitres sous forme de manga, est-ce une référence à un manga particulier ou est-ce une création originale ?

KT: C'est général, mais même le manga en tant que tel est quelque chose de très intéressant. Parce que, c'est certes d'origine japonaise, mais il y a également des manga à Hong Kong. Cela porte un autre nom et il y a plus de kung fu. Le style est celui des mangas mais le contenu est typique de Hong Kong. Tout est mélangé. D'ailleurs, cela se voit dans la musique, par exemple. Il y a de tout. Du rock'n'roll à Portishead en passant par des choses plus "clubbie". Tout se mélange.

Z: A propos de musique. D'où provient le personnage rock'n'roll ? C'est vous même ou une de vos connaissances ?

KT:: Quand j'étais jeune, mes cheveux étaient longs comme ça (il indique le bas de son dos) ! J'étais un rocker, du genre Led Zeppelin (accompagnant le nom du groupe du geste satanique). C'est bizarre, car nous sommes chinois est le rock, c'est plutôt occidental. Mais c'est le rock'n'roll. Je pense que la raison pour laquelle le rock'n'roll est si populaire est que... disons, que si vous ne comprenez pas ce que chantent les Beatles, il y a quelque chose dans l'esprit qui est universel. C'est comme l'esprit rock'n'roll.
Et le personnage rock'n'roll représente la meilleure face du rock. Il est toujours optimiste. Le film ne l'est pas vraiment mais lui reste optimiste. Son mauvais côté est qu'il est tellement optimiste qu'il en vient à mentir, exagérer. Il raconte des balivernes, c'est une grande gueule, mais il est drôle, il est rock'n'roll. Comme cet esprit rock fait partie de la culture, où que l'on soit, il me fallait le mettre dans le film.

Z: Vous êtes cruel avec la jeunesse mais également avec les parents. Pensez-vous que ces derniers ont une part de responsabilité dans la situation actuelle de la jeunesse de Singapour ?

KT: Je pense qu'il y a un tas de raisons. Si vous regardez bien les relations qu'entretiennent le garçon et ses parents dans le film, ils ne disent pas un mot. Je ne dis pas que c'est ainsi partout à Singapour. C'est d'ailleurs le cas un peu partout dans le monde, même en France ou en Europe. Il y a toujours eu un problème entre les générations. Mais, actuellement, à Singapour, c'est un problème de culture. Les jeunes sont livrés à eux-même, ils ne font que vivre ou jouer avec leur moto.

Z: On retrouve cela au Japon également.

KT: Oui, on peut lire cela dans les journaux..."des jeunes à moto". C'est un truc à la James Dean, de rébellion. C'est une sorte de pulsion naturelle quand vous avez 16 ans, vous voulez être un rebelle. C'est quelque chose d'universel.

Z: On peut penser que vous êtes cruel avec le personnage principal (Ah Boy) en le faisant mourir à la fin du film. Est-ce parce qu'il représente une jeunesse qui va droit dans le mur ?

KT: Oui, peut-être, il y a de ça, si les choses continuent ainsi. C'est pourquoi, d'ailleurs, qu'à chaque fois qu'ils conduisent à moto, les personnages sont dans un tunnel. On ne voit jamais le ciel. Ils sont comme piégés. C'est un peu un regard cynique sur cette jeunesse. Mais d'un autre côté, si vous considérez ce type de personnage du motard, il doit mourir. S'il ne meurt pas, alors il devient comme vous et moi qui sommes dans le public. C'est une référence à cette culture James Dean. James Dean devait mourir. S'il ne mourrait pas, ce serait ennuyeux. C'est cruel mais c'est rock'n'roll.

Z: Comment avez-vous choisi les morceaux de musique que l'on entend dans le film ? Est-ce un choix personnel ?

KT: Non, nous avons travaillé avec les groupes. Avant même de commencer à tourner, nous avons contacter les groupes que nous aimions. Mais, plus important que le fait qu'ils sachent jouer, nous avons porté notre choix sur ceux qui avaient un certain sens de l'humour et qui savaient où ils allaient. Nous avions donc quelques groupes avec nous au moment de l'écriture du script et pendant le tournage, sur le plateau.
De ce fait, la musique est très dynamique et provient véritablement du film lui-même. C'est d'ailleurs assez drôle. Notre budget était plutôt faible et si vous regardez bien, l'image et la musique s'agencent parfaitement. Pourtant, nous ne l'avions pas prévu. Nous n'avions pas l'argent pour le faire. Nous ne sommes pas MTV, nous n'avions pas leur budget. J'étais cependant très content du résultat. Les musiciens étaient sur le plateau, à regarder, avec un métronome !

Z: A ce propos, il y a une scène très intéressante avec un jeu sur les sons. Comment est née cette scène ?

KT: Je pense que chaque lieu, chaque espace à son propre rythme. Le centre commercial du film n'est pas le centre commercial le plus excitant au monde. Si l'on regarde bien, il est même plutôt ennuyeux. Ce que j'essaie de dire, c'est que au-delà de l'ennui, comme chez tout être humain, il y a un coeur qui bat. Je pense que cela était assez sympathique de construire cette séquence comme un combat, plutôt que de le faire de manière conventionnelle. On a essayé d'être original. Car nous n'avions pas d'argent pour des effets numériques ou de caméra. Mais cette situation pousse à la créativité.
Mais cette scène apparaît de manière similaire dans Delicatessen. Vous savez, les réalisateurs sont tous des voleurs, des pickpockets. Dit poliment, on appelle ça "rendre hommage". Mais, en fait, c'est un partage d'idées. Plus personne ne fait quelque chose de neuf depuis la nouvelle vague française. En fait, on peut même dire que cela empire.

Z: Que pouvez-vous nous dire à propos de la scène scatologique présente dans le film ?

KT: J'avais peur que le public soit un peu choqué, sans voix devant cette scène. Notre culture est une culture de la merde. Dans l'ancienne Chine, les docteurs goûtaient les excréments de l'empereur pour déterminer son état de santé. Je ne dis pas que c'est une explication. Mais cela fait partie de notre culture et la relation que nous avons vis à vis de la cela est très différente des occidentaux. On ne se sent pas dégoûté par les excréments. D'où cette capacité de pouvoir en rire bien que je craigne que ce ne soit pas la réaction du public.

Z: Pensez-vous être proche d'un réalisateur comme Fruit Chan avec Made in Hong Kong ?

KT: Oui, tout à fait. En Pologne, il y a un metteur en scène de théâtre renommé, appelé Grotovski. Il fait partie de ces gens qui n'ont pas d'argent alors que le théâtre à la réputation d'être coûteux et pour s'adressant à des gens ayant de l'argent. Il a donc amené le théâtre dans la rue. Il utilise des acrobates, des artistes de rue, des performers, ... Il appelle cela le théâtre du pauvre.
L'Asie à une production cinématographique très instable. Quand il n'y a pas de cinéma, c'est tout simplement car il n'y a pas d'argent. J'appelle cela le cinéma du pauvre. On essaie de faire avec ce que l'on a.

Z: Et comment le film a-t-il été accueilli à la fois par le public et les critiques, à Singapour ?

KT: Notre film est du type de ceux que l'on qualifie de succès critique. Les critiques l'ont aimé mais le public ne l'a pas assez apprécié pour en faire un succès du box office. Il faut dire que Singapour est très petit, il y a seulement 3.5 millions d'habitants. Je vous donne un exemple. 6 Days & 7 Nights, un sale film avec Harrison Ford, a rapporté 200 000 $US. C'est considéré comme un succès ! C'est difficile de tout simplement faire des films et de les montrer uniquement à Singapour. C'est pourquoi on va dans des festivals comme celui de Deauville, on essaie d'exporter le film à l'étranger.

Z: Y-a-t-il une industrie du cinéma à Singapour ?

KT: A une époque, dans les années 50, on faisait un certain type de films propres à Singapour et à la Malaisie. Des films de fantômes. C'était une période où l'on faisait 10 à 20 films par an. Puis Hollywood est arrivé et ça a été la fin. Il n'y a plus rien eu jusqu'à la fin des années 90 ! En 1998, il y a eu une comédie par des acteurs issus de la télévision qui est arrivée seconde derrière Titanic. Ce succès a créé une sorte de synergie. Maintenant, on fait un film par an depuis 1998. C'est pathétique, mais pour nous c'est une fierté ! C'est toujours mieux que rien.

Z: Les films sont tournés à Singapour ? Où trouvez-vous les acteurs ?

KT: Singapour à une télévision très présente et beaucoup d'activité publicitaire. Mais on n'a pas d'industrie à proprement parler. Beaucoup de gens qui viennent au cinéma, sont issus de la télévision ou de la publicité. D'un côté, ces gens sont compétents, ils savent raconter une histoire, mais, d'un autre côté, si ça les intéresse, ils viennent, sinon, ils repartent à la télévision ou réaliser une publicité. Ce qu'il manque à Singapour, ce sont de jeunes réalisateurs. Cela prend du temps de faire un film, on ne peut pas faire ça à temps partiel. On ne peut pas se dire : "bon, je vais faire une publicité et un film en parallèle". C'est tout un métier d'être réalisateur.

Z: Le film a--t-il été distribué dans d'autres pays en Asie ?

KT: C'est en discussion en ce moment même. Juste après le film, on a été très occupé. Et je prépare actuellement mon second film (Sweat). En fait, je ne m'occupe pas de cela, je laisse ça aux personnes qui en sont chargées. J'espère qu'il pourra être montré en Asie et en Europe.

Z: Qui sont les acteurs de Eating Air ?

KT: Ils viennent de la rue. A Singapour, nous n'avons pas de tradition cinématographique et tout ce qui tourne autour du cinéma est très réduit. La plupart des acteurs sont ceux de la télévision. Vous les voyez à toute heure de la journée dans les publicités. Je ne pouvais pas avoir ces acteurs dans mon film et des réactions du genre "Oh ! C'est lui qui vend des shampooings !". Cela réduit l'impact du film, qui en devient plus discret sans ces acteurs connus. C'est un gros problème, on n'a pas beaucoup d'acteurs à disposition. Mais quand on est pauvre, on a du temps (rires) ! On a donc pris le temps de bien choisir les acteurs. Pour le film, cela a permis de rendre les acteurs plus "réels". On n'a pas l'impression qu'ils vendent des shampooings pendant leur temps libre. Je suis très satisfait de la distribution.

Z: Le film a-t-il eu des prix ?

KT: On a fait plusieurs festivals. Un où Shower a été primé. On a été finaliste pour les Golden Horse à Taipei. On a également eu un étrange prix à Stockholm. Le film commence à tourner dans les festivals. On verra bien pour Deauville....

Z: Vous aimez montrer votre film ?

KT: Oh non ! Je déteste cela. Je l'ai tellement vu. Je fais d'ailleurs toujours la même erreur. J'introduis le film avec des banalités du genre "amusez-vous bien" et quelques blagues, puis je vais me rasseoir au premier rang. Et au bout de cinq minutes, je me dis : "Je ne veux pas voir ça !". Alors je m'en vais mais les gens se disent : "Le film est si mauvais que quelqu'un quitte déjà la salle !". Je ne fais plus l'erreur maintenant et vais m'asseoir au fond de la salle. Mais à Rotterdam, je l'ai faite à chaque fois !
Néanmoins, j'aime les festivals. Je suis critique de cinéma et écrire est un processus lent, qui vous isole. Votre femme s'énerve, vos parents s'énervent et puis votre femme divorce, vous ne pouvez rien contre ça. Venir à un festival, c'est un aboutissement. Il y a beaucoup de personnes qui sont venues pour la même raison que vous. C'est un peu comme quand vous êtes un alcoolique aux Etats-Unis, vous allez aux Alcooliques Anonymes. Si vous êtes un réalisateur pauvre, vous allez dans les festivals ! Mais on se sent plus fort après cela.
Je viens dans les festivals pour voir de bon films. Car Hollywood est partout. Je peux aller n'importe où, Hollywood sera toujours présent. Je ne veux absolument pas voir Hannibal ! J'aime, quand je vais à Paris, pouvoir voir des films de Hou Hsiao Hsien. C'est mon réalisateur favori. C'est incroyable, même Taiwan ne montre pas ses films. Et vous, vous pouvez les voir ! Je pense que de plus en plus de réalisateurs asiatiques deviennent proches des français. Vous avez l'expérience de combattre pour la défense de votre culture, de protéger le cinéma français. Et, d'une certaine manière, vous savez ce que c'est que d'être colonisé dans ce domaine. Je suis content qu'un pays ait de l'argent pour venir voir ce qui se passe en Asie. Sinon, de plus en plus de films asiatiques seraient comme les films hollywoodiens. Mais comment pouvez-vous rivaliser avec Hollywood ? Il faut faire ses propres films. Prenez certains réalisateurs chinois. Ironiquement, ils étaient très influencés par Hollywood. Mais ce sont de tels génies, qu'ils ont fini par faire des films qui n'avaient plus rien à voir avec Hollywood. C'est la seule manière de faire. Hollywood est puissant, et pour survivre, il faut trouver sa propre voix.

Merci à Kelvin Tong pour son extrême gentillesse et sa disponibilité.

Merci à Greg, notre cameraman, pour ses images. Merci à Florent pour ses photos.

©Avril 2001