Hitonari Tsuji : Le Bouddha Blanc (1997)

Il arrive qu'un enfant s'enquiert auprès de ses parents : " Pourquoi doit-on mourir ? ". L'adulte, passablement gêné répond : " Pour laisser la place aux autres ". Hitonari Tsuji (aka. Jinsei Tsuji (1) ) semble avoir pris cette réponse au pied de la lettre. Dans Hotoke (cf. chronique du film (2)), comme dans Le Bouddha Blanc, le vide de la mort ne peut rester tel quel dans toute sa béance. Minoru est marqué par la mort de son frère. Une barque chavire, le frère tombe à l'eau. Lui est rattrapé par sa mère. Par hasard. Cela aurait pu être l'inverse. Ce double traumatisme, celui de la mort et celui de la survie, sera déterminant. Episode rejeté avant le point de départ du récit, il sera constituant de la personnalité de Minoru ; présence et absence à la fois, son frère décédé sera toujours son grand frère, même quand il déterrera des années plus tard ses restes d'enfant.
Dans cette île paisible que jamais ne quittera le protagoniste, les funérailles font partie du quotidiens. Les morts et les vivants se correspondent, aux deux sens du terme. Dans Hotoke, Rai, après avoir poussé son frère dans l'eau, prendra sa place, de façon totalement mimétique. A la mort d'Otawa -premier amour sans cesse fuyant de Minoru, répondra la rencontra avec Nue, petite fille crasseuse, dont la féminité ne lui sera révélé qu'au moment où, par un effet de balance, celle d'Otowa sera réduite à l'état de pourriture. Sur cette île où l'on se transmet les métiers de père en fils…
La correspondance sera aussi celle de l'échange direct avec les morts. Fantastique en ce sens qu'on ne sait jamais si elles sont réelles ou fantasmatiques, les incursions des morts se font plutôt sur un terrain résiduellement religieux. Toutefois, malgré les apparences, le livre d'Hitonari Tsuji n'est pas empreint de mysticisme. Il s'attache plus certainement à reproduire un mode de pensée, une weltanschauung différents du nôtre. Minoru est depuis l'enfance le plus apte à percevoir le lien ténu qui lie la mort à la vie : Nue sera la seule personne à appréhender ce sentiment de déjà-vu qui l'assaille parfois ; fièvres peut-être due au souvenir des morts qui n'ont pas trouvé leur place. Faut-il y chercher une interprétation spiritiste ? Rien n'est moins sûr.
Car Le Bouddha Blanc est avant tout une histoire d'individu bien vivants : une famille, des connaissance, un village. C'est en ça que le roman adopte une forme plus classique qu'Hotoke. Alors que celui-ci était l'instantanée d'une communauté à son point de rupture -mère disparu, combat avec le père, " meurtre " du frère, Le Bouddha Blanc est quasiment une saga familiale : de l'enfance à la mort on suit l'itinéraire de Minoru, son apprentissage, ses inventions ; sa descendance s'étoffe, ses amis disparaissent…
Construit à partir d'un flash-back -on entoure Minoru prêt à rendre son dernier soupir, avant qu'il ne reparaisse âgé de sept ans - laisse, un temps, envisager un récit sans surprise. Pourtant, on s'aperçoit vite qu'une telle forme, vue maintes fois, prend ici une autre signification. Le temps que prend l'histoire, toute une vie, permet à la mort de s'installer de tout son poids sur les épaules du personnage. La mort le cerne, au début du roman comme à la fin, lui est définitivement associée.
Cette omniprésence n'est pas sans rappeler certains romans de Mishima, ceux si oppressants à la teinte bleue métallique. Même enfance aux relents de fascisme, même fascination pour la mort au combat -Minoru est armurier, comme son père, mais c'est un métier qu'il choisit délibérément, par passion. Pourtant, l'expérience de la guerre, le sadisme impuni d'un mise à mort en règle laissera un goût amer. Et la mort ne sera plus montrée complaisamment, gratuitement, malgré son omniprésence : la mort du soldat russe ne sera pas moins choquante que celle d'Otawa, si horrible qu'elle sera tue pendant cinquante ans…
On peut peut-être imputer à Hitonari Tsuji une certaine naïveté puérile : il partage avec son personnage des questions telles que "D'où viennent les enfants ?", "Que deviennent les morts qu'on oublie ?". Minoru a parfois certaines lubies enfantines : et si le destin changeait à chaque fois qu'on fermait les yeux. Mais le sentiment glaçant qui envahit le lecteur à chaque nouvelle page rappelle sans cesse que, si l'histoire de l'armurier de l'île d'Ôno est une histoire simple, elle est loin d'être simpliste ; pour tout enfantine qu'elle est, elle n'est pas infantile.

Remarque : On peut regretter la traduction française maladroite et apparemment très " aplatissante ".

(1) On trouvera une interview de Hitonari Tsuji à l'adresse suivante : http://www.ilyfunet.com/ovni/444/html/art1.htm.
(2) Pour en savoir plus sur Hitonari Tsuji et Hotoke : http://zeni.free.fr/panasia/hotoke.htm. Ou lire la chronique du film.

Florent, avril 2001

Hitonari Tsuji Le Bouddha Blanc. Gallimard Folio N°3479 & Mercure de France.