Kenzaburô Ôé : Dites-nous comment survivre à notre folie (1966)

Né le 31janvier 1935 dans l'île de Shikoku, Kenzaburô Ôé fait une entée remarquée à vingt-deux ans dans le monde littéraire, en recevant le prix Akutagawa pour son récit Gibier d'élevage. Cet écrivain original, qui rejette le système de valeurs de la société existante et reflète les interrogations et les inquiétudes de la génération de l'après-guerre, a composé de nombreux romans, nouvelles et essais. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1994.

Dites-nous comment survivre à notre folie est un recueil, paru en 1966, comprenant quatre nouvelles : Gibier d'élevage, Dites-nous comment survivre à notre folie, Agwû le monstre des nuages, Le jour où Il daignera essuyer mes larmes.
Deux drames marquent ces quatre nouvelles : la guerre (l'auteur avait dix ans en 1945), et la naissance, en 1964, de son fils anormal qui lui a révélé le véritable chemin de la vie. Si ces récits ne sont pas à proprement dit autobiographiques, ils prennent tous cependant naissance dans l'expérience personnelle de l'auteur.
Dans Gibier d'élevage, l'auteur décrit l'impact sur les esprits, dans un village montagnard, de la présence d'un prisonnier noir américain. Dans cette nouvelle, les personnages ont été comme arrachés aux certitudes de l'enfance pour être précipités dans un monde qui n'a rien de commun avec leur passé ; les valeurs qui réglaient leur existence au fil de leur croissance ont été pulvérisées par Hiroshima et Nagasaki. Ce qu'ils ont devant eux, à présent, le monde d'après-guerre, n'est que vide béant, existence débilitante, silence aussi terrifiant que l'éternité qui suit la mort. Ils sont conscients de ce qu'entraîne comme conséquences l'acceptation de vivre dans un pareil monde ; l'énigme qu'ils ont à résoudre pour survivre, pour se découvrir une liberté, est la suivante : comment maintenir leur hostilité face au désarroi, et en fin de compte, au renoncement ?
Les rapports de Ôé et de son fils sont merveilleusement décrits dans Dites-nous comment survivre à notre folie, où l'on peut lire un attachement d'une force extrême, exclusive, isolante entre le père et le fils. Dans ce récit, le narrateur et son enfant, totalement replié sur lui-même, deviennent chacun le tout de l'autre, aussi étroitement soudés l'un à l'autre que si l'un était le destin de l'autre.
Le jour où Il daignera essuyer mes larmes est un texte surprenant dans lequel le narrateur est certain que le salut doit être trouvé dans une version mythique du passé de chacun. Le narrateur est couché sur un lit d'hôpital, attendant fiévreusement de mourir d'un cancer du foie, probablement imaginaire. Il porte des lunettes de plongée sous-marine dont les verres, recouverts de cellophane sombre, l'empêchent de bien voir ; mais peu lui importe, car "il a cessé d'exister dans le temps actuel". Au cours de ces journées qui sont ( il insiste là-dessus) les dernières qu'il ait à vivre, tout ce qu'il a de conscience est entièrement consacré à revivre un moment de son passé où, juste avant la fin de la guerre, il a accompagné son père à moitié fou lors d'une mission suicide visant à sauver le Japon de la défaite. Le 15 Août 1945, son père, à la tête d'un groupe de déserteurs, est descendu de son village de montagne pour gagner le chef-lieu qui est le théâtre de l'insurrection. Le long de la route du col qu'il faut franchir pour sortir de la haute vallée et rejoindre le monde "réel", ils chantent, en allemand, le refrain d'une cantate de Bach qu'ils ont appris, au cours de la nuit précédente, grâce à un vieux disque "Et il daignera essuyer mes larmes". Ces rebelles sont convaincus que l'empereur, qui est un dieu vivant, non seulement acceptera, mais consacrera leur sacrifice. L'épisode, qui continue de vivre dans l'imagination du narrateur comme l'unique moment exaltant de son existence au temps où il savait exactement qui il était, et ce qu'il faisait là, atteint son point culminant à l'instant où son père est abattu et où se manifeste d'une manière mystique le signe que sa mort a réellement reçu sa consécration.
A mesure que le narrateur reconstitue les détails de ses "happy days", il est mis en présence d'un autre témoignage, plus objectif que le sien et qui l'accule en fin de compte à reconnaître que sa version à lui des faits est totalement fausse. Il n'en reste pas moins inébranlable, parce que ce qu'il a revécu, ce n'est pas un moment d'histoire, mais un mythe radieux (celui de sa propre appartenance, de son identité elle-même) et parce qu'il est convaincu (qu'on y voie ou non un signe de folie) que le cancer ne tardera pas à le mettre hors de la portée du temps.
Ce qu'il y a dans ce récit d'extraordinairement personnel est à l'image de la farouche intimité qui a de plus en plus isolé Ôé et son fils du monde extérieur. Semblable au narrateur tout entier à revivre un moment du passé n'existant que dans son imagination, Ôé est devenu une sorte de mineur creusant droit en direction de la souffrance qui occupe le centre de son univers personnel.
La vie telle que nous la connaissons peut n'être pas aussi sombre que lui la perçoit. Mais la désorganisation, la fureur et en fin de compte la folie qu'il a sans cesse sous les yeux sont là aussi pour nous tous, jamais si absentes de notre propre expérience que nous soyons incapables de les reconnaître.

Ségolène, avril 2001

Kenzaburô Ôé Dites-nous comment survivre à notre folie. Gallimard (1982), Folio (1996).