Takuboku Ishikawa : Fumées / Kemuri (1910)

Il est des rencontres auxquelles rien ne prédispose. Je suis tombé par hasard sur le court receuil de Takuboku, dans une bibliothèque -perdu qu'il était dans un rayon où il n'avait rien à faire. Un auteur peu connu, une édition confidentielle (Arfuyen), des traductions plus que ponctuelles...De Takuboku, on ne connaitra jamais rien d'autre, en France, que ces quelques points sèchement biographiques : nouveliste, poète, socialiste convaincu et accessoirement correcteur dans un journal -un travail alimentaire. Peut-être a-t-il bénficié d'une renommée tardive au Japon qui aurait contrebalancé l'insuccès de son recueil de poésie Ichiaku no suna (Une poignée de sable), tiré à 500 exemplaires? Une chose est néanmoins certaine vue d'ici : sa carrière a été fulgurante. Takoboku est mort à 27 ans.

On se demande souvent si ces artistes tourmentés par la maladie abordaient la création avec une sensiblité accrue...On sait que la fin est imminente quand un mourant reprend goût à la vie quelques instants - Vinteuil dans la Recherche du temps perdu, brûlant ses dernières forces pour se diriger vers le mur du jardin...La vie et l'oeuvre de Takuboku semblent avoir subi en permanence ces fluctuations. Dans Kemuri (Fumées), une section de son recueil ici traduite en français, mélancolie, image de mort et force créatrice inouïe sont mélées de manière inextricable.

Les waka de Takuboku ont cette faculté si japonaise de se déplier d'un coup et d'exhaler toute leur substance en ne s'appuyant que sur eux-même. Les fleurs de papier de la poésie japonaise qui s'ouvrent au contact de l'eau n'ont eu de cesse d'intriguer bon nombre d'occidentaux qui réfléchissaient sur la création littéraire. Le plus fameux étant Roland Barthes. Chaque poème, élaboré selon la même forme trouble le lecteur : à la fois, il semble être un début, une amorce, autant d'idées de base pour des films non encore tournés et pourtant ils se suffisent en tant que tels, chacun étant auto-conclusif.

Dans le village où d'année en année

la tuberculose progressait

nous vîmes arriver un jeune médecin

Ou autre part

Quand j'ai dû partir

ma soeur, petite encore, criait

"je voudrais des chaussures avec des lanières rouges"

La relative modernité de tels poèmes contraste avec le classicisme plus contemplatif, qui ressurgit ça et là, où le temps reste en suspens, rompant in fine avec l'embryon de narration :

Ce petit employé timide

on disait qu'il était devenu fou

-automne au village

Ou

Insensiblement

nous en vînmes à parler du pays

- odeur de mochi grillés dans la nuit d'automne

Pourtant, notre approche stéréotypée de la poésie japonaise ne doit pas nous induire en erreur. Car Kemuri n'est pas une simple succession d'instanés. Ici se pose le problème de la poésie japonaise moderne, totalement ignorée par les éditions françaises. La difficulté n'est pas mince, il est vrai, elle est peut-être même infranchissable : si la poésie est surtout le travail de la langue, comment le transcrire? Pourtant gageons, au risque de faire un contresens, que la modernité de Takuboku transparait hors de la langue.

En effet, l'enchaînement des waka aboutit à un tout, une globalité qui s'articule selon une solide continuité. Le récit essentiellement autobiographique (dans la grande tradition classique japonaise) lie diverses personnages d'une communauté, un village rural autour de la figure centrale du narrateur. La première moitié s'articule plus sur les souvenirs d'enfance, la vision lointaine de celle-ci et le devenir des ses connaissances d'alors.

A la fin des vacances

la jeune enseignante d'anglais

n'est pas reparu

 

Celui qui calligraphiait si bien ses voeux

trois ans

que je l'ai oublié

 

La seconde partie est plus consacrée au retour au pays du narrateur, devenu entre temps instituteur et à l'évolution du lieu en son absence.

Par la fenêtre du wagon, loin vers le nord

m'apparaissent les montagnes du pays

-je rectifie mon col

 

A la fenêtre de ma classe

d'autrefois

une femme que je ne connais pas

Malgré la nostalgie intense que dégage ces poèmes, jamais Takuboku ne rejoint Verlaine. La nature ne personnifie que rarement ses états d'âme (fumée, autmomne parfois ) et jamais il ne se focalise entièrement sur sa propre existence : les sentiments proviennent de l'observation des autres et si Takuboku parle de lui, on ne devine ses états d'âme qu'au détour d'un mouvement, d'une expression. Car Takuboku, malgré l'incompréhension qu'il rencontre autour de lui se sent un membre parmi d'autres dans cette communauté. Il est sensible à ses changements et à ce qui l'affecte de l'extérieur (la guerre et l'exode rural notamment). Différentes vies se mêlent : la traduction française du titre ne porte-t-elle pas un -s? Une approche typiquement japonaise de l'individu, qui parfois est questionnée :

Trois jours durant il promena en ville

ses allures de campagnard

puis il s'en revint

C'est un peu le parcours du narrateur ; parti de son village, il est contraint de rentrer : attachement sincère ou immobilisme de la société ?

Dans sa totalité, Kemuri est une oeuvre qui se débat avec elle même: peut être illustre t-elle ainsi le dilemne, partir ou rester? Elle remet sans cesse en cause sa nature : ni simple receuil de poèmes, ni récit autobigraphique et les deux à la fois. Elle pourrait être comparable en cela au Chant des Pierres de Toshio Matsumoto ou à La jétée de Chris Marker, où le mouvement naît d'un montage cinématographique fait de photos, de clichés immobiles que le récit met en branle. Ou plutôt aux séquences photographiques de Duane Michals où différents clichés forment un récit, mais dont l'observateur / lecteur contrôle le flux en choississant de s'atterder sur l'un ou l'autre des cadres.

 

Florent, mai 2001

Takuboku Ishikawa Fumées. Arfuyen, 1989 pour la traduction française. (Edition Bilingue).