Nosaka : La vigne des morts sur le col des dieux décharnés (1967)
La vigne des morts sur le col des
dieux décharnés apparaît d'abord comme une saga
traversée par l'histoire du siècle: la grandeur et la décadence
d'une famille régnant entre mer et montagne dans l'île de Kyûshu.
L'histoire commence le plus innocemment du monde quand la fille de la famille,
follement éprise des fleurs de la vigne des morts qui pousse sur les
tombes, demande à son frère d'en dérober quelques jeunes
pousses dans le cimetière afin d'en replanter dans leur jardin; si le
frère s'exécute, c'est moins par gentillesse que par fascination
pour sa soeur. Cependant, les fleurs ne s'épanouissent pas dans ce nouveau
lieu car il leur leur manque le sol fertile des tombes du cimetière.
C'est alors que le frère, malade, se laisse mourir afin de sauver, d'une
certaine façon, les fleurs de sa soeur. L'image de ces fleurs puisant
le substrat de leur beauté dans le sang des morts obsède chaque
jour davantage la jeune fille. Devenue adulte et désormais propriétaire
de la mine de son père, elle va accueillir avec satisfaction l'annonce
de catastrophes minières puisque ce sont autant de façons légales
d'aider ses fleurs à s'épanouïr. Elle finira par entraîner
tout le village dans une orgie incestueuse, les femmes se jetant littéralement
sur le premier homme venu, affolées qu'elles sont à cause des
cadavres qui s'entassent dans le cimetière.S'il fallait raconter brièvement
l'histoire de La petite marchande d'allumettes,alors tout commencerait à
partir d'un non-traumatisme. Oyasu, jeune fille de treize ans, est violée
par l'amant de sa mère. Si elle n'est pas choquée, c'est parce
qu'elle croit retrouver dans les halètements de cet homme le souffle
et l'odeur de ce père qu'elle n'a jamais connu. Dès lors, il devient
impossible de compter le nombre de corps qui échouent entre les bras
de Oyasu, celle-ci se consolant de sa vie misérable dans une sorte d'univers
lithique, de matrice originelle composée uniquement d'odeurs masculines.
D'homme en homme, de bordels en placards où on l'enferme pour calmer
ce qu'on croit être de la nymphomanie, Oyasu se désincarne chaque
jour davantage. Elle incarne un paradoxe: elle vit d'un corps qui lui échappe
de plus en plus. A la fin, dans la nuit des décombres, petite marchande
d'allumettes, elle vend la flamme éphémère d'une allumette
frottée sous sa robe, en rêvant distraitement que, parmi ses clients
voyeurs, surgira bientôt pour l'étreindre une sorte de sauveur,
figure du père idéal. Mais ne nous y trompons pas: ce qu'elle
vend, c'est un dernier espoir, un dernier souffle de vie. Lorsqu'à la
fin, elle approche d'un peu trop près de ses cuisses et de ses vêtements
la flamme d'une petite allumette, c'est bien parce qu'elle ne savait pas, que
l'espoir ne fait pas toujours vivre.
L'auteur de La tombe des lucioles et des Pornographes
nous donne ici deux magnifiques textes, où l'érotisme célèbre
les noces du merveilleux et du délire. Avec Nosaka, la flamme de la raison
ne dure jamais bien longtemps, soufflée qu'elle est par nos pulsions
les plus dyonisiaques.
Ségolène, juin 2001
Nosaka, La vigne des morts sur le col des dieux décharnés. Ed. Picquier / Harmonia Mundi. 1997.