Pa Kin : Nuit glacée (1948)
L'histoire se déroule pendant la guerre sino-japonaise, à Tchong-K'ing,
cité surpeuplée où un ancien enseignant nommé Shüenn,
sa femme Shousheng, leur fils et la belle-mère se sont réfugiés.
Aux difficultés de la guerre s'ajoute un conflit de générations
entre une belle-mère à l'ancienne, qui veut asservir sa bru et
Shousheng qui,universitaire elle-même, est condamnée à travailler
dans une banque et refuse les us et coutumes de la famille traditionnelle, comme
par exemple, la soumission de l'épouse au mari, l'obéissance aux
beaux-parents...La misère et le drame familial auront raison de la santé
de Shüenn, qui mourra de tuberculose le jour de la victoire contre le Japon,
tandis que sa femme s'envolera vers Lin-Keou avec son patron. Il est cependant
impossible de compatir totalement avec Shüenn. Loin d'être un bouc
émissaire, il apparaît plutôt comme une caricature de l'intellectuel
gonflé de mots, dont le désir d'action se perd dans une pensée
sinueuse et dans des verbiages superflus. Incapable de retenir sa femme sauf
par des paroles inutiles, il entretient avec son fils une relation rêvée,
puisqu'il passe son temps à projeter ce qu'il pourrait dire ou faire
avec lui au lieu d'entreprendre quoi que ce soit de concret. Sa mère
n'a guère plus de chance: elle le presse de quitter son travail, sa femme
qu'elle déteste par ailleurs. Rien n'y fait. Shüenn se réfugie
dans un immobilisme insupportable. Il supporte toutes les humilations que ce
soit vis à vis de sa femme qui le trompe de façon de plus en plus
éhontée, ou dans son travail. Contraint d'abandonner son métier
d'enseignant, il corrige des épreuves pour un salaire de misère
dans une société d'édition, monde clos et étouffant
dont les rouages ne sont tissés que de haine, de soupçons, de
brimades injustifiées. Dans ce récit, on peut sans grande difficulté
reconnaître le tableau sans complaisance de la condition misérable
faite aux intellectuels par la clique du Kouo-min-tang. Mais ce qui semble plus
important et plus novateur est le plaidoyer pour l'émancipation de la
femme. Certes, Shousheng abandonne son mari malade, mais c'est moins pour un
autre homme qu'elle le fait que pour enfin choisir sa vie. Ce faisant, elle
se découvre autonome et responsable de ses actes pour la première
fois dans son existence de femme chinoise. Au final, Shousheng apparaît
bien comme l'héroïne de l'histoire. Seule véritable survivante,
elle représente le choix de la liberté. Choix que Shüenn
était incapable de faire. Si la fin du roman est sombre, elle n'est que
le reflet de la volonté de l'auteur qui avait refusé de suivre
le conseil de critiques qui désiraient la présence d'une note
d'espoir par une phrase qui aurait servi de conclusion "voilà l'aurore".
Pourtant, on peut facilement imaginer quand, démolis par des systèmes
incohérents et entraînés vers la mort dans cette ultime
nuit glacée, des hommes rendent le dernier soupir, ils n'ont déjà
plus ni la force ni le courage de saluer l'aurore d'une ère nouvelle.
Ségolène, septembre 2001
Pa Kin , Nuit glacée . Folio. 1978.