Tanizaki : Le goût des orties (1928)

Junichiro Tanizaki, né à Tokyo en 1886, mort en 1965, occupe une place importante dans la littérature japonaise. Ses principales oeuvres, traduites en français, telles que La confession impudique, Quatre soeurs et ce roman aussi étonnant qu'audacieux, le Journal d'un fou, oscillent toutes entre l'attrait pour la civilisation occidentale et la célébration des valeurs traditionnelles du Japon. Le goût des orties est l'histoire d'une séparation impossible. Misako, jeune femme de trente-cinq ans, a pris un amant. Elle l'avoue à son mari Kaname, qui lui propose de commencer une nouvelle vie, chacun de son côté. Pourtant, ils ne parviennent pas à se quitter. Non pas à cause d'un amour qui serait resurgi de ses cendres. Loin de là. S'ils se sont avoués ne s'être jamais aimés, Kaname pensait cependant trouver la passion auprès de sa femme vers la fin de sa vie, persuadé qu'il était que l'homme et la femme ont besoin de s'apprivoiser longuement avant de s'abandonner l'un à l'autre. Mais ce qui les empêche de tourner définitivement la page sur leur histoire c'est un fils, un chien, et l'arbre fidèle du jardin. Alors, pour se divertir et prendre une décision, Kaname se prend d'une passion subite pour le bunraku, théâtre de marionnettes dont la tradition s'est peu à peu perdue. Accompagné par son beau-père, qui bientôt ne le sera plus, Kaname fait la tournée des théâtres, un peu comme on fait la tournée des bars pour oublier ses ennuis. Sauf que les marionnettes ne permettent pas l'oubli. Bien au contraire, elles sont une vision déformée, agrandie de notre réalité. Si elles caricaturent l'homme et le rangent dans des catégories bien fixes telles que le cocu, le traître,etc., elles n'en montrent pas moins le revers de son portrait: sa fâcheuse tendance à l'immobilisme, sa lâcheté grotesque expliquent une grande partie de ses malheurs. On aurait pu attendre une certaine identification du héros à ces pantins, au contraire, il sent bien à quel point il demeure loin d'eux. Ces bouts de tissu se meuvent avec passion, poursuivent les inopportuns, courent beaucoup, meurent parfois. En bref, il se passe toujours quelque chose dans cet univers de spectacle. En revanche, le monde de Kaname est vide d'action et de sentiment : un fils transparent, un travail insipide, une femme qu'il n'a pas même le force de retenir. Le talent de Tanizaki réside sans doute là: nous ne sommes plus capables, à un moment donné, de distinguer les marionnettes des hommes, tant leurs gestes sont identiques, mécaniques. La fin du roman ne nous révèle pas l'issue du couple mais elle nous invite à modifier ce vieil adage : si l'on revient toujours à ses premières amours, c'est sans doute autant par peur de changer que par sincérité. Si les pantins se font hommes dans ce livre, les hommes, quant à eux, se laissent manipuler par leurs faiblesses, jusqu'à préférer le goût des orties à celui des fleurs nouvelles.

Ségolène, juillet 2001

Tanizaki, Le goût des orties. L'Imaginaire, Gallimard /1959.