Ikezawa Natsuki : La vie immobile (1987)

Si l’on s’en tient aux apparences, La vie immobile est l’histoire d’une amitié entre le jeune narrateur et un homme nommé Sasai. Celui-ci fait du garçon son collaborateur dans d’obscures opérations boursières destinées, on l’apprendra au fil du récit, à rembourser des fonds que Sasai a autrefois détournés. Pendant les trois mois que dure cette collaboration, le narrateur va peu à peu, au fil de petits incidents quotidiens, découvrir les visages complexes de son ami, dont "Sasai" n’est qu’un des multiples noms d’emprunt. Mais cette découverte, loin d’aboutir à plus de clarté, ne fait qu’amplifier le mystère. Quand cet homme, le travail terminé, disparaît de son existence, le héros en sait à peine plus sur lui qu’au moment de leur rencontre. Mais du moins a-t-il perçu, à son contact, que la vraie vie est ailleurs…peut-être. Réflexion sur la transparence et l’opacité des êtres, sur la liberté de se choisir, dans une société standardisée comme la nôtre, d’autre façons "d’être au monde", ce récit, traversé d’images prenantes par leur simplicité même (un peu d’eau qui tremble dans un verre, des flocons de neige voltigeant à la surface de la mer), parle aussi de l’importance de certaines rencontres : est-il possible, une fois qu’on les a vécues, de s’en sortir intact ?

Cette question est omniprésente dans la seconde nouvelle, L’homme qui revient, un texte qui de l’avis même d’Ikezawa doit beaucoup à Solaris de Stanislas Lem, ou plutôt à la version cinématographique qu’en a donnée Tarkowski. Un journaliste de télévision, hospitalisé dans une clinique psychiatrique, passe son temps à dessiner des arabesques et se refuse à communiquer autrement que par écrit avec son entourage. Cet étrange mutisme est apparu à la suite d’une expédition dans le nord de l’Afghanistan, expédition destinée à repérer les vestiges de ce qui pourrait bien être une civilisation disparue. Le narrateur et un autre membre de l’expédition, Pierre, un jeune ethnologue français, vont effectivement " entrer en contact " avec ce lieu magique, et vivre là une expérience si indicible de communion avec les forces cosmiques que Pierre, incapable de reconnaître qu’il signe ainsi son arrêt de mort, refusera de quitter cet endroit. Le narrateur, lui, a choisi de revenir, et il sent que pour se réadapter à la vie réelle, il lui faut d’abord trouver une écriture capable d’évoquer la "musique faite de voix innombrables" qui l’a ensorcelé dans cette cité perdue. Mais comment mettre en mots ce qui échappe précisément au langage ? Et une telle expérience n’est-elle pas sans retour ?

La fascination pour les îles du Sud, qui traverse son œuvre à la manière d’un leitmotiv, semble exprimer métaphoriquement les deux pôles autour desquels ces nouvelles s’articulent : l’île comme nostalgie d’un Eden perdu ; l’île comme suprême isolement, et lieu de toutes les marginalités. Comment retrouver, sans s’anéantir, l’harmonie primordiale ? Est-il possible, en jouant de toutes les facettes de sa personnalité, en devenant autre, de faire éclater les limites étouffantes de son "moi" le plus quotidien ?

A travers ses récits, ancrés dans la réalité contemporaine, celle de l’informatique et de la technologie, Ikezawa n’hésite pas à recourir aux ficelles de la science-fiction ou du roman d’aventures pour entraîner le lecteur ailleurs, au carrefour du rêve et de la réflexion.

Malgré la gravité de ses interrogations, l’œuvre d’Ikezawa n’est jamais abstraite, ni dogmatique. Sans doute parce que la maîtrise des motifs et du style s’accompagne toujours d’une conscience aiguë du plaisir du lecteur et de sa liberté : à lui de trouver ses propres réponses, ou de voir dans tous ces récits une littérature purement divertissante, sans plus. Pourtant, il reste difficile d’échapper à l’envoûtement de ces deux textes, dont le pouvoir presque archétypique naît sans doute de la mise en place d’un réalisme magique résultant de l’équilibre subtil entre science et poésie.

Ségolène, mai 2001

Ikezawa Natsuki La vie immobile. 1995 pour les éditions Philippe Picquier.