poche, existe aussi broché...

Gao Xingjian : Le livre d'un homme seul (1999)

Il est indéniable que ce livre est une implacable dénonciation du système totalitaire mis en place par le parti communiste chinois dont la violence et le cynisme n'ont, selon l'auteur, rien à envier au nazisme, au stalinisme et à leurs épigones. Cependant se limiter à cette lecture semble réducteur car la critique politique se renouvelle ici grâce aux thèmes du cosmopolitisme et de l'égotisme contemporain. Si Gao Xingjian entremêle constamment rêve et réalité, visions d'horreur et visions érotiques, connaissances historiques, légendes et histoires populaires, c'est sans doute dans le but de doter son personnage principal d'une sorte de quatrième dimension, associant ainsi à sa présence dans le temps de la fiction le volume d'existence du temps remémoré. Il ne s'agit donc plus de décrire seulement l'expérience de la peur des loogai, véritables camps de "persuasion" par le travail ou même l'absence des libertés les plus élémentaires à travers le regard d'un sujet mais plutôt de déplacer radicalement, exclusivement la représentation du réel à l'intérieur d'une conscience monologuant. Le défi est de taille: réaliser une narration de la vie intérieure. Dès lors, les multiples voyages du narrateur en Chine, en France, à Hong Kong se déroulent comme à l'arrière plan du mouvement continu de l'esprit, de la délibération intérieure. Les lieux sont investis par une solitude goûtée: les données du réel telles que les diverses chambres d'hôtel s'évanouissent et se recomposent sous un angle intimiste grâce à la méditation sur le passé. Le temps chronologique laisse place à un temps mental où la moindre pensée se fait rêveuse. Le narrateur se lasse aussi rapidement des femmes que des villes parcourues: la femme n'est évidemment aimée que pour le fantasme culturel qu'elle génère et non pas pour elle-même. L'auteur multiplie à l'envi les personnes verbales: le "je" se dédouble en "tu", instaurant alors un dialogue entre le narrateur et son double, se dilate en "nous", se diffracte en "il", créant une distance nécessaire à l'objectivité du récit. Loin d'être une pratique schizoïde, le monologue intérieur permet de s'affranchir des contraintes pesantes qui conditionnent le héros et préserve l'identité des atteintes du monde. Il est le medium d'une libération des virtualités créatrices de l'individu dans la rêverie. La réussite du livre réside peut-être dans cette écriture de l'intime qui, tout en se faisant polémique et dénonciatrice, parvient tout de même à se préserver une chambre à soi. Virginia Woolf ne disait-elle pas que le pays d'un écrivain est un territoire mental?

Ségolène, décembre 2001

Gao Xingjian , Le livre d'un homme seul. Ed. de l'aube / Harmonia Mundi. 2001.