Mo Yan : Le clan du sorgho (1986)
Né en 1956 au sein d'une famille
de paysans pauvres, Mo Yan a longtemps vécu au coeur de la campagne
chinoise dont le souvenir nourrit son oeuvre. Il commence à publier en
1981 et entre en 1984 au département de littérature de l'Institut
de l'art de l'armée de libération. Le clan du sorgho
est son roman le plus célèbre, dont l'adaptation cinématographique,
sous le titre Le sorgho rouge -ours d'or au festival de Berlin
en 1988- a connu un grand succès.
L'histoire se déroule en 1939 lorsque l'envahisseur japonais marche sur
Gaomi, Chine du nord-est. Pourquoi un écrivain veut-il plonger son public
des années 80 dans cette époque, certes particulièrement
tragique de l'histoire chinoise mais si lointaine de ses préoccupations
immédiates? La première raison est d'ordre personnel : Mo Yan
vient de perdre son père et, dans ce moment de désarroi, il cherche
à retrouver ses racines, les traces de ses proches décédés.
De plus, l'histoire qu'il s'apprête à nous conter s'inscrit dans
une tradition familiale, une culture orale : son père le berçait
souvent avec ce récit. Dès lors, pour endormir la douleur, il
convient de perpétuer cette tradition: se raconter à nouveau l'histoire,
récit fondateur, créateur d'identité. Pourtant, la raison
la plus intéressante réside dans le souhait de l'auteur de raviver
les consciences des Chinois: certes, le ton de l'histoire se fait, à
maintes reprises, vindicatif, notamment lors des descriptions des tortures commises
par les japonais, mais la morale est ailleurs: il ne faut pas oublier, malgré
tout, d'où vient l'ennemi. La scène finale du roman le proclame
bien fort : les chinois ont perdu car ils s'étaient trompé de
côté : le traître ne venait pas de l'extérieur mais
bien de l'intérieur. Nul doute que cette pensée a bien été
entendue dans les années 80, moment où les Chinois se relevaient
avec peine de cette révolution prétendument culturelle et où
les intellectuels commençaient à faire entendre leur voix... L'auteur
nous raconte le soulèvement des paysans chinois contre l'ennemi nippon,
embuscade conduite par sa grand-mère, Dai Fenglian, jeune femme de trente
ans, qui met son charisme au service du commandant Yu, un brigand qui dirige
la résistance. Mais ce récit ne nous est pas livré tel
quel, la trame est tissée de façon beaucoup plus complexe : chaque
personnage devient, pour un temps, le narrateur de sa propre histoire. On apprend
ainsi comment la destinée de la grand-mère a croisé celle
d'un brigand, couple d'amants puis de résistants : il fallait au moins
la réputation du célèbre brigand Yu pour convaincre les
humbles villageois à se révolter; puis, le village et la guerre
sont évoqués par les yeux du père du narrateur... Un peu
comme si tous ces retours en arrière suffisaient à expliquer comment
ce fameux jour de soulèvement est devenu possible. Pourtant, cette embuscade
si bien réfléchie tourne mal : la grand-mère et d'autres
villageois sont tués. Les champs de sorgho, symboles de fertilité
et de paix, sont bientôt détrempés du sang des victimes.
L'ennemi pille les champs de sorgho, foulant ainsi l'identité des chinois
: il ne faut pas oublier que toute la vie de ces villageois se construisaient
autour de cette céréale (ils y faisaient l'amour, y récoltaient
de quoi faire cet alcool qui les consolait de leurs peines...). Les actes de
torture commis par les japonais sont décrits avec une précision
grandiloquente et sont parfois difficilement soutenables : on apprend ainsi
comment se venger d'un mulet qui a trahi son peuple, comment dépecer
un homme avec délicatesse. On serait tenté d'accuser l'auteur
de nationalisme si la fin ne venait pas orienter différemment le débat
: l'enfant, qui mange la galette de riz destinée à la base aux
prisonniers, nous montre bien l'étendue de l'erreu r: prisonniers de
leurs illusions, le peuple chinois a été bel et bien trahi par
les siens. Ce livre est remarquable dans le sens où il mène une
réflexion sur la mémoire : tous ces souvenirs qui s'accumulent,
qui s'imbriquent les uns dans les autres sans ordre, sans logique apparente
ne sont rien d'autres que des morceaux de vie permettant au narrateur d'assurer
la cohésion de sa propre histoire.
Ségolène, juillet 2001
Mo Yan, Le clan du sorgho. Actes Sud /1990.