Sôseki : Petits contes de printemps (Eijitsu Shôhin) (1909)
De Sôseki, on connaît surtout en France Je suis un chat,
fable d'apparence légère et merveilleuse. Ce chat, tout entier regard, qui se
déplace sans bruit hors de la société, c'est bien évidemment Sôseki lui-même.
Chaque frémissement imperceptible de la société nipponne en pleine mutation,
cet observateur distant les capte au travers de ses moustaches. Ici, la page
blanche sert avant tout à faire une esquisse des plus petits détails, le cahier
devient un carnet à croquis où s'entremêlent les traits du Japon traditionnel
et les couleurs de l'Occident qui s'avance.
Parus à l'origine en 1909 dans un journal, Les petits contes de printemps brouillent
les pistes : récits, chroniques, nouvelles, paraboles ou contes. Les textes
de Sôseki résistent aux catégories. Piège supplémentaire, ils nous laissent
entendre ça et là qu'ils sont autobiographiques. Le personnage central est,
en effet, écrivain, présenté comme une sommité qu'on visite -Jour de l'an,
Le faisan. Sôseki lui même était, dans la première moitié du vingtième,
devenu une référence, un classique de son vivant, auquel le jeune Akutagawa
venait demander conseil. Pourtant, discrètement, dans quelques nouvelles isolées,
Sôseki nous enjoint à nous méfier des apparences. Un souvenir d'enfance peut
devenir un conte fantastique -Le Serpent. Quand l'éloignement dans le
temps rend les contours flous... Un proverbe bien occidental prétend qu'il n'y
a pas de fumée sans feu. Quand les flammes de L'incendie après avoir
agité la marée humaine des passants citadins, disparaît sans laisser de trace,
comment ne pas s'interroger sur la véracité des traces écrites que l'auteur
prétend laisser de sa vie. Dans ces récits du quotidien et de l'ordinaire se
pose alors la question du réalisme et du fantastique. En effet, ces genres que
l'on croit absolument antithétiques sont en fait jumeaux et posent tout deux
la même question : où commence / où s'arrête le réel ?
Dans A travers la vitre, un livre plus tardif, Sôseki prévenait
son lecteur : "Je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le
seul à m'y intéresser". On imagine bien Sôseki monomaniaque, obsédé par cette
recherche du réalisme que, trop lucide, il sait inaccessible. Mettre en scène
cette impuissance littéraire et artistique est ce qui fait de Sôseki, ce vénérable
auteur appliqué, vêtu d'un kimono, dans sa maison traditionnelle aux murs en
papier, un auteur totalement en phase avec les plus modernes mouvements européens.
Evacuer le récit, c'est privilégier l'instantané, tenter de retenir le véritable
présent celui qui est toujours passé, que l'on arrive jamais à contempler. Si
les Petits contes du printemps sont avant tout des descriptions
ce n'est pas pour rien. Mais le temps qui traverse l'observateur modifie toujours
l'endroit d'où il voit ; les choses se laissent rarement immobiliser. Il y a
une nouvelle merveilleuse où le personnage, de son bureau observe les variations
de lumière sur les couleurs chatoyantes d'un cortège. Les formes, coupées nettes
par le rebord de la fenêtre en deviennent abstraites. Ce sont en fait ses enfants
qui paradent dans le jardin, vêtus des atours chapardés dans les armoires de
femmes. Le lecteur est souvent déboussolé au commencement de chaque nouvelle
: un détail, en fin de paragraphe, une allusion nous fait comprendre après coup,
par exemple, que l'on a quitté le Japon pour l'Angleterre (l'auteur y a séjourné
en tant qu'étudiant). Sôseki piège souvent le lecteur avec ce genre d'"après-coup".
Tout s'explique alors, au sens propre de se déplier, de s'ouvrir
comme une fleur de papier… Rejeté le plus loin possible et minimalisé, le drame,
c'est à dire, au sens théâtral ou littéraire, le déroulement de l'action
est toujours inévitable. Il est ce qui irrémédiablement détermine un avant et
un après.
Pour le lecteur occidental, cette peinture des petits riens est sans doute un
gage de modernité, de proximité. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que la
chronique et le journal intime (Tosa, Izumi Shikibu) étaient avec
la poésie, le genre majeur de la littérature classique japonaise. La fragilité
apparente de ces récits sur un fil, ce doute permanent sur la puissance et la
valeur de son art sont véritablement à l'origine de la modernité des Petits
contes de printemps.
Florent, avril 2001
Sôseki, Petits contes de printemps. Editions Philippe Picquier (1999).