Tanizaki : Deux amours cruelles (1956)

Les deux nouvelles réunies dans Deux amours cruelles livrent au lecteur une image des plus éthérées de la femme. Créature tragique, elle rappelle ces héroïnes incroyables de la tragédie grecque. Comme ces inoubliables figures de l'Antiquité, ces "orientales" victimes de l'amour s'imposent à nous par ce qu'elles ont d'actuel, ou plus exactement de classique et d'éternel. L'histoire de Shunkin, premier volet du recueil, nous présente une jeune femme, prénommée Shunkin, aveugle et qui donne des leçons de shamisen. Si elle se révèle particulièrement sévère avec ses élèves, elle n'épargne pas non plus son fidèle serviteur Sasuke, qui l'aime en secret. Or sa méchanceté coutumière lui vaudra une punition : un inconnu l'agresse dans sa chambre en pleine nuit, elle est défigurée. Dès lors, elle refuse que Sasuke n'aperçoive son nouveau visage. Mais le pauvre homme, ne pouvant supporter l'absence de sa maîtresse, trouve une solution: il se crève les yeux. Leur amour éclate alors au grand jour. Ce qui est intéressant ici c'est moins le sacrifice de l'amant que la conception de l'amour qui le sous-tend : l'union amoureuse n'est possible que quand les deux êtres se désincarnent, quand le corps n'a plus droit de cité. La morale de l'histoire pourrait être celle-ci : les vérités sont intérieures. Pourtant, on ne peut pas ne pas voir l'absurde facilité de la situation. Devenir aveugle pour pouvoir aimer une aveugle n'est qu'un moyen permettant d'aimer l'idée même de l'amour et non plus une personne véritable. N'oublions pas qu'il est d'autant plus facile de rester éternellement fidèle à une femme quand celle-ci n'existe pas vraiment. Ashikari, une coupe dans les roseaux est le récit d'un triangle amoureux. Le narrateur est amoureux d'Oyu, mais celle-ci est veuve et maman d'un petit garçon. Comme il lui est impossible de la fréquenter, il décide d'épouser Oshizu, la soeur d'Oyu. Oshizu apparaît comme le double d'Oyu mais sans la grâce de l'être aimé. Si cette histoire nous est contée par un second narrateur, le fils de l'homme en question, c'est bien pour nous aider à tirer une leçon de l'anecdote, si leçon il doit y avoir. Il nous invite ainsi à lever notre verre, à boire une coupe de saké dans les roseaux en l'honneur de cette amitié amoureuse qui, comme le roseau, plie mais ne se rompt pas, contrairement à la passion fragile de l'homme pour Oyu. Venue d'un fonds historique, traditionnel, rigoureusement conventionnel, l'héroïne japonaise se meut, dans ces deux récits, avec une liberté et une audace qui nous confondent. On ne sait jamais ce qu'elle nous réserve et on obtient toujours plus qu'on ne pourrait raisonnablement attendre: mais n'est-ce pas là en soi une preuve de leur absolue féminité? (ndr : Cette nouvelle a donné lieu à une adaptation signée Mizoguchi, qui signait avec Oyu sama l'un de ses plus beaux films).

Ségolène, juin 2001

Junichiro Tanizaki Deux amours cruelles. Bibliothèque cosmopolite Stock, 1979.