Satoko Fujii April Shower

Avec son esthététique de la rupture, son piano qui évolue toujours dans un entre-deux, Satoko Fujii nous offre un jazz renversant, capable d'emmener l'auditeur où bon lui semble.

A chaque fois que j'écoute un disque de Satoko Fujii, c'est la même chose. Comme avec Toward, to West. Les premières notes ne m'engagent pas beaucoup. Trop doux peut-être. Parfois, je l'avoue, je raisonne comme ces gens qui se disent : "Bof, ce n'est pas très bruyant, c'est donc conventionnel, déjà-vu." Mais déjà dans Toward, to West, l'immense premier morceau, à la fois absolument lyrique et pourtant d'une force inouie vous envoyait où bon lui semblait, comme une vague joue avec un frêle esquif.

Toute la force de Satoko Fujii est de savoir utiliser la disonnance de manière raisonnée, juste quand il faut, ce qu'il faut, au milieu de la mélodie...Il faut écouter à la suite, le premier titre, April Shower et le suivant, le merveilleux Mirage. On passe des étranges errances de la musique française moderne (disons le Poulenc pour clarinette et piano) à une pièce rythmique pour piano et piano préparé (joué en re-recording). Pour apprécier Satoko Fujii, il faut accepter de voyager sans cesse entre différents pôles, dans des teintes multicolores...Une organisation complexe qui se developpe entre les morceaux, mais aussi à l'intérieur d'une même pièce comme des fractales.

Le disque est organisé autour d'un alternance entre des morceaux avec Mark Feldman, des morceaux de piano solo et des pièces pour deux pianos. Les approches sont donc sans cesse renouvellées et se comprennent en fonction de l'environnement. Ce qui fait que April Shower se hisse au niveau de grande musique, c'est ce qui se joue dans l'entre-deux : entre vide et plein, entre dissonance et musicalité, fluidité et heurts. Des sonorités du passé (Satie sur quelques phrase de Interference) aux sonorités les plus modernes, de la musique classique qu'elle a étudiée durant sa jeunesse, au jazz qu'elle a rencontré à vingt ans pour ne plus le quitter. Chaque élément venant renforcer l'autre, lecommenter. Si l'on devait affilier Satoko Fujii à une école, il faudrait la rappprocher du romantisme décalé, déséquilibré de Dave Watson, à deux doigts de la dissonance et de la folie. Un esprit proche aussi de l'école hollandaise de Misha Mengelberg ou Myra Melford.

Entre ici et là-bas, ces musiciens ont réussi la fusion entre le jazz européen contemplatif et pointilliste et la dureté urbaine du jazz américain. Satoko Fujii, nourrie de toutes ces influences, est aussi à l'aise sur la scène américaine que japonaise. Ce n'est pas un hasard si elle a invité Mark Feldman sur ce disque. Le violoniste du downtown new-yorkais a toujours navigué dans différents sillages. On n'aura pas souvent l'occasion d'en parler ici alors évoquons succintement son parcours : interprète très prolifique, on le rencontre sur plus de 100 disques qu'il partage avec John Zorn, Joe Lovano, Dave Douglas, Pharoah Sanders ou Sylvie Courvoisier. La petite histoire veut qu'au début des années 80 il ait été engagé comme musicien de studio et qu'il ait collaboré avec de nombreux musiciens country ainsi qu'avec un télé-évangeliste! De la musique classique à la variété en passant par le jazz ou le rock.

Inutile de dire que la grande souplesse du violoniste est un élément essentiel de la réussite des morceaux en duo. Il fallait un interprète de sa trempe pour suivre le style fulgurant de Satoko Fujii.

Satoko Fujii April Shower. (feat. Mark Feldman). EWE 2001 (Japon).

Florent, juin 2001